Après avoir échappé aux Allemands le 6 avril, Eugène et moi sommes restés quelques jours chez Anaïs, sa tante, à Kerampont en Pluzunet. Nous avons ensuite rejoint la minoterie tenue par Amédée ROPARS en bas du château de Tonquédec, puis nous sommes allés au Rhun en Ploubezre chez Pierre DELISLE dit Pierrick. Nous y avons passé une nuit dans un grenier sur une paillasse de balle d'avoine. Au réveil, en nous regardant, nous avons vu que nous avions le visage et les mains tout noir : étant arrivés en sueur, nous avions dormi sur une couette de balle qui n'avait pas été secouée depuis une éternité, et cette poussière s'était collée sur notre visage… Ensuite, nous avons décidé de rejoindre le Joncourt en Ploubezre pour y travailler afin de faire vivre notre famille, Alexis HENRY a accepté de me reprendre et de prendre aussi mon beau frère Eugène et cela malgré les risques énormes encourus.
Petites anecdotes sur la vie au Joncourt :
- Transportant toute une charretée de betteraves en gare de Lannion, comme je passais à l'entrée de la ville, une vieille femme m'a demandé de lui en donner une. Je n’ai pas refusé car cette pauvre femme vivait certainement avec beaucoup de difficultés, mais je n'avais pas vu que mon patron assistait à la scène : il m’a passé une de ces engueulades ! Pour une betterave !
- La nourriture était toujours la même : pommes de terre, pommes de terre… parfois avec un gros morceau de viande qui faisait toute la semaine. Mon collègue, ne supportant plus cette nourriture (d'autant que la viande à force d’être réchauffée devenait de plus en plus dure), planta un jour sa fourchette dans le morceau de carne et le donna au chien sous la table, à la grande stupéfaction de la patronne qui en a levé les bras au ciel.
- Nous avions surnommé la patronne « Ma Doué benniget » (en français, littéralement : « Mon Dieu béni ») du fait qu'elle nous sortait cette expression à tout propos.
- Ne mangeant pas à notre faim, nous nous sommes mis à voler des œufs, les mangeant crus en les gobant. La patronne, trouvant qu'il n'y avait plus d'œufs à ramasser, a mis le coup sur le compte du chien, et la pauvre bête fut éliminée… mais nous avions tellement faim, compte tenu du travail relativement dur.
- Je suis allé en hiver chercher du goémon à l'Ile-Grande à proximité du port à pied chaussé de sabots de bois, conduisant une charrette tirée par 2 chevaux, cela faisait environ 18 km. Le goémon étant utilisé comme engrais relativement peu cher. Un pêcheur de l'île avait rassemblé un tas depuis plusieurs jours sur la grève de manière à alléger le chargement, Alexis HENRY quant à lui était venu à bicyclette. Nous avons rempli à la fourche la charrette et le soir venu avons mangé et dormi chez ce pêcheur. Le lendemain je suis retourné à Ploubezre avec le chargement.
- Les Allemands réquisitionnaient les cultivateurs pour leurs besoins, mon patron dut fournir une charrette avec le cheval et un homme pour conduire l'attelage, je fus ainsi amené avec un cultivateur du Réchou proche du Joncourt à aller chercher de la paille qui était arrivé dans un wagon en gare de Lannion, mais au lieu de la livrer à l'abattoir sur la route de Perros-Guirec comme je devais le faire, je l'ai emmené au Joncourt à la grande satisfaction de mon patron. Un vieil allemand surveillait en gare de Lannion les chargements, il fut tué au dernier moment à quelques jours de la Libération du secteur.
- Un jour que nous étions à table, la bonne s'est mise à se laver les pieds dans le chaudron qui était utilisé pour cuire les pommes de terre ; Eugène et moi, nous avons été pris d’un fou rire qui ne faisait que redoubler, la patronne ne voyant pas du tout ce qui nous faisait rire.
- Alexis HENRY avait réussi à détourner avec une complicité un camion de ciment arrivé en gare de Lannion, ciment destiné à l'armée d'occupation pour l'édification des blockhaus sur la côte. Le camion au lieu de prendre la direction de la côte pris la route de Plouaret. Ce ciment fut utilisé pour cimenter l'étable, l'écurie...
C'est certain qu'il pris un risque énorme.
- En avril 1944, un camarade résistant de Ploubezre est venu au Joncourt ; il a pris place à la grande table et il y a posé son revolver à la grande stupéfaction de mes patrons, d'une vieille dame venue acheter du beurre et de moi-même — quelle inconscience ! Les Allemands pouvaient arriver par surprise ou même une autre personne… Une autre fois il nous demanda à Eugène et à moi de venir à un bal de noces munis de nos mitraillettes, ce que nous avons refusé. Le malheureux, il fut tué quelques semaines plus tard. |