Soyons donc réalistes et évitons qu'en appliquant trop à la lettre une loi qui ne pouvait évidemment comporter d'exception nous provoquions la fabrication de deux sortes de pain sur le territoire d'une même commune, les lois sont faites pour tous les Français mais il est laissé à l'intelligence des fonctionnaires hauts et petits chargés de les exécuter le soin de les appliquer avec souplesse selon les cas et les conditions qu'elles ne peuvent prévoir.
Vous m'avez fait savoir que de Plouaret des modestes postes que j'occupe je ne pouvais voir toutes les difficultés de la nation toute entière. Je sais tout au moins quel sentiment, mais je sais aussi qu'on ne fait pas tout pour les surmonter : le sabotage des Vichyssois, l'incompétence d'un grand nombre de hauts fonctionnaires, l'appât du gain de ceux qui mettent leurs intérêts particuliers au dessus de l'intérêt général et la complicité de ceux qui les laissent agir ne sont pas étrangers à nos malheurs, qu'attend-on pour punir les responsables de cet état de chose. On pourrait faire des livres avec toutes les injustices que nous voyons et contre lesquelles on semble ne vouloir rien faire. Vous voyez bien que l'on voit assez de ce petit Plouaret on en voit hélas que trop.
Lors de votre visite vous ne m'avez pas caché le mépris que vous avez pour le modeste secrétaire de mairie que je suis et je devine aisément que cela va également à tous les humbles. Et bien vous n'aviez pas le droit d'afficher un tel mépris car je pense que nous n'auriez pas oser le faire si vous n'aviez porté le nom de Préfet, je proteste énergiquement et vous dit : celui qui ne peut traiter ses administrés avec si peu de considération n'est pas digne d'être un administrateur et ne serait en tout cas en être un bon.
Vous avez été vous dites vous un Résistant et n'avez à ce titre de leçon à recevoir de personne vous oubliez les morts dont nous avons vous comme moi la leçon à retenir car ils ne sont pas sacrifiés cela pour revenir à la IIIème République celle des trusts, mais pour celle bien plus belle que nous construirons demain. Non nos camarades de Plouaret ne sont pas morts pour conserver leurs immenses terres aux ROSANBO et aux CARCARADEC, ni pour conserver la forêt de Beffou à l'égoïste GUILLET dont je vous ai parlé il y a quelques mois dans une lettre qui est également restée sans réponse.
J'ai connu dans la Résistance un employé de mairie qui a fabriqué durant l'occupation pour ses camarades traqués quantité de fausses pièces d'identité et que je vous dise son désintéressement que je vous dise qu'il a perçu à ce titre moins d'argent que pour tous les faux papiers ainsi délivrés que certains avocats de la Résistance pour une seule de leur consultation. Car enfin s'il n'avait pas voulu être cet homme méprisable employé de mairie il aurait fait comme un certain commissaire de police d'un arrondissement de Paris qui vendait chaque jeu de faux papiers d'identité au prix de plusieurs milliers de francs, il aurait tout au plus passé quelques jours à Langueux et continué impunément la série de ses exploits serait aujourd'hui encore un trafiquant du marché noir que maints hauts fonctionnaires salueraient.
Et enfin puisque je dois aller au fond de ma franchise je me permet encore de vous faire remarquer que la luxueuse voiture que vous utilisez pour vos visites à vos administrations n'est point du tout en harmonie avec les durs temps que nous vivons et en aucune façon avec le fait de venir constater les restrictions chez les autres. Il y a là un manque de tact qui n'échappe pas à la population et je pensais en contemplant cette somptueuse Doodge que le contingent d'essence consommé inutilement par les quelques chevaux superflu pourraient être utilement répartis entre les communes qui ne sont même pas chaque fois que le besoin est en mesure de transporter leurs malades à l'hôpital le plus proche.
Et puis encore quels sont vos conseillers ?
Je suppose qu'ils ne sont pas tous de l'espèce de cet homme dont le physique nous rappelle le triboulet de Henri II que l'historien nous fait connaître, cet homme qui se dit contrôleur des farines que j'ai rencontré un jour sans son inséparable compagnon entrain de manger du pain blanc dans une minoterie de la région et qui ne critiqua la blancheur de ce pain que lorsqu'il en fut rassasié. Je dis qu'il y a un manque de pudeur de la part de l'administration de maintenir en place de tels agents qui acceptèrent durant l'occupation du gouvernement de Vichy la tâche de rationner les Français pour permettre aux goinfres Allemands de manger à leur faim, ce ne sont évidemment que des lampistes mais de tels lampistes deviennent dangereux quand on les écoute et sans doute l'aviez vous cru lorsque chez un de nos boulangers qu'une cabale était montée contre vous dans la région de Plouaret, je ne prendrai même pas la peine de démentir une telle sottise, c'est chez le même boulanger que vous avez pu voir le pain d'un chien qui nous était offert et dont une fournée complète fut jetée dans le poulailler. En tout cas vous avez pu constater que vos ordres avaient été écoutés et qu'en les appliquant nous avions provoqué un gaspillage jusqu'ici inconnu depuis la Libération.
Enfin vous avez voulu devoir clore votre conversation par une parole choquante.
Si cela est indigne d'un avocat ça l'est plus encore d'un administrateur de votre importance. Je termine en émettant l'espoir que la fin de la guerre voit également la fin de la IIIème République où le bien être, la considération et certaines libertés dont chacun jouisse en fonction de la fortune qu'il possède, pour que vive la IVème République celle que nous voulons nous Résistants où chacun aura sa place et où vous ne serez plus Préfet, je suis sans votre considération un Président de Comité.
A Plouaret le 18 mars 1945
Norbert LE JEUNE
Cette lettre fut affichée à la porte de la mairie de Plouaret.