Je ne sais plus où c'était en Belgique, nous avons rencontré un barrage en cours de réalisation par des tirailleurs marocains. Ils barraient la route avec des obstacles métalliques pour tenter d'empêcher l'ennemi de passer. Ils nous laissèrent avec beaucoup de difficultés le chemin libre pour continuer notre route avec nos véhicules. Toujours au volant du tracteur, un de mes camarades assis à mes côtés s'étant endormi perdit son casque. Il voulut que je m'arrête pour le récupérer mais c'était impossible car je risquais de perdre la colonne.
Du 10 mai au 31 mai nous n'avons fait que rouler sur les routes. Pratiquement tous nos déplacements se faisaient de nuit. Les phares des véhicules étaient peints en bleu, laissant passer un petit liseré de lumière permettant aux autres véhicules de la colonne de nous localiser sans que nous puissions être vus par les avions de surveillance ennemis. Notre colonne était composée suivant les circonstances de 10 à 100 véhicules.
En bas d'une colline par une nuit vraiment sombre sans clair de lune nous ne distinguions que le véhicule qui nous précédait, nous avons reçu l'ordre de ne pas parler du tout, sans comprendre pourquoi. A un moment nous avons croisé sur la route une colonne de soldats marchant deux par deux, fusil sur l'épaule sans casque. Ils étaient environ une centaine et portaient de longues capotes, nous avons su par la suite qu'en fait c'était des soldats allemands, nous venions de traverser les lignes ennemies, ce sont les seuls que nous rencontrerons (sans le savoir) durant toute cette campagne. Je n'ai jamais compris que l'on ait pu se croiser ainsi, eux avançant à l'intérieur de nos lignes et nous pénétrant à l'intérieur des leurs. C'était vraiment la pagaille complète.
En permanence repérés par l'ennemi, il nous fallait décamper sans cesse de jour mais surtout de nuit, roulant pendant pratiquement trois semaines poursuivis par l'envahisseur, ne sachant pas à quel endroit nous étions. Souvent les avions de reconnaissance nous survolaient. Les Allemands pouvaient ainsi connaître avec précision nos positions.
Poursuivant notre route, passant par Namur en longeant la Meuse, puis Charleroi, Mons…
Sur une route en pleine campagne en Flandre un camarade de notre bataillon fut grièvement blessé. Il semblait mourant. D'urgence il fallut trouver un endroit pour l'allonger sur un lit, si possible. Passant devant une petite maison habitée par un homme seul, le commandant lui demanda de mettre le blessé dans sa maison en attendant l'arrivée des secours. Par gestes l'homme exprima son refus. Le commandant sortit son revolver. Le dirigeant vers le Flamand, il lui dit d'un ton ferme : "Vous allez recevoir immédiatement le blessé". L'homme plia devant la détermination de notre commandant. Mais cet épisode est révélateur de la mentalité de certains Flamands qui pour beaucoup, étaient favorables aux nazis.
En passant non loin de Valenciennes, une citerne d'hydrocarbures située à 20 m environ de la route était en feu. Au moment de notre passage le vent changea brutalement de direction, projetant les flammes presque à nous toucher. La chaleur était intense. Nous avons continué ensuite sur Dikmuide (Dixmude en français), entrant à nouveau en Belgique.
Nous avons trouvé en cours de route un bistrot. N'ayant pas bu depuis plusieurs jours, nous pensions pouvoir assouvir notre soif. Malheureusement, il n'y avait que de l'alcool. Je remplis malgré tout mon bidon de genièvre (eau de vie tirée du genévrier). Continuant notre route, mon camarade Roger NICOLAS de Lannion connu sous le nom de Butagaz parce qu'il livrait du gaz tout en travaillant chez les sœurs au couvent Sainte-Anne, me coupa la lanière de mon bidon pour me le prendre sans que je m'en aperçoive.
Il y eut deux cas de camarades qui, fatigués par manque de sommeil, la faim et la soif et n'en pouvant sans doute plus de subir ces bombardements et mitraillages, "pétèrent les plombs" :
- Célestin LE NY cultivateur originaire de Boëtqueven en Priziac dans le Morbihan qui volontairement cassa la crosse de son fusil en le saisissant par le canon et le frappant par terre, le commandant le mis en joue pour le menacer et l'affaire s'arrêta là,
- un camarade originaire de Saint-Ouen qui eut une "crise de folie", il voyait des avions partout, il prenait les hirondelles pour des avions et criait en les voyant voler : "Ils arrivent en piqué".